SBORNÍK PRACÍ FILOZOFICKÉ FAKULTY BRNÌNSKÉ UNIVERZITY

STUDIA MINORA FACULTATIS PHILOSOPHICAE UNIVERSITATIS BRUNENSIS

B 46, 1999

Petr Horák

La philosophie intellectualiste française dans la pensée de J. L. Fischer

J'ai eu l'occasion dans un texte déjà très ancien d'attirer l'attention au fait que l'un des esprits des plus brillants et en même temps des plus contestés du champs philosophique tchécoslovaque de l'époque d'entre les deux guerres, le philosophe tchèque Josef Ludvík Fischer (1894-1973), professeur aux Universités Masaryk de Brno et Palacký d'Olomouc, s'inspira de la philosophie française dans sa critique du positivisme régnant1.
En effet, Josef Ludvík Fischer qui poursuiva un projet ambitieux, largement dépassant une simple critique du positivisme dans la philosophie et dans la science contemporaines, à savoir la constitution d'un système philosophique fonctionnaliste rendant compte aussi bien de la structure de l'Univers que de celle de notre faculté de connaître ce dernier, se tourna aussi vers la philosophie intellectualiste française de la fin du XIXe et du début du XXe ss. Il y cherchait et il y trouva surtout la critique de la conception mécaniste, quantificative de la science.
Je me limite dans mon présent texte essentiellement à deux notions qui sont importantes de ce point de vue dans l'oeuvre de Josef Ludvík Fischer par rapport à la pensée française ou plus précisément par rapport à ce que l'on appelle la philosophie intellectualiste française. Ce sont tout d'abord la notion de la loi et ensuite la notion de la volonté ou de la liberté qui sont significatives du point de vue de la critique de la philosophie et de la science mécanistes, quantificatives. Toutes les deux me paraissent importantes à tel point que je laisse à cette occasion entièrement de côté le rôle très considérable qu'ont joué pour notre auteur d'autres courants contemporains de pensée comme l'oeuvre sociologique de Émile Durkheim, p. ex.. Et de même, je me dispense de l'obligation d'analyser en ce lieu les rapports complexes que Josef Ludvík Fischer entretenait avec la pensée de Claude Henri de Saint-Simon et en particulier avec celle d'Auguste Comte, c'est-à-dire avec la pensée fondatrice de ce positivisme qu'il critiquait et qu'il croyait de surmonter par sa propre philosophie fonctionnaliste. Le seul but de mon présent texte est de rappeler que la philosophie intellectualiste française avait sa place dans la pensée de Josef Ludvík Fischer et que de ce fait celui-ci fut l'un des rares philosophes tchèques d'entre les deux guerres qui a essayé de travailler sérieusement sur cette philosophie française particulière de la fin du XIXe et du début de XXe siècles, tout en gardant ses réserves critiques envers elle et tout en n'acceptant pas toujours ses résultats. Mon propos consistera à signaler donc uniquement dans ce qui va suivre ce phénomène de la présence d'une philosophie française dans la pensée de J. L. Fischer, je ne prétendrai pas par-contre à analyser comme il faudrait le faire sans doute, cette pensée elle-même.

Mon but ainsi circonscrit, je peux me consacrer maintenant à ce que je viens d'appeler la présence importante de la philosophie française intellectualiste dans l'oeuvre de J. L. Fischer. Elle s'exemplifie, nous l'avons dit, à travers les notions de la loi et de la voloné ou de la liberté. Nous les rencontrons surtout dans l'ouvrage de J. L. Fischer de 1931, intitulé Les fondaments de la connaissance2. C'est en effet dans cet ouvrage - J. L. Fischer lui-même le considérait comme les prolégomènes à un système de philosophie fonctionnaliste qu'il projetait de former - que la présence de l'intellectualisme français est la plus manifeste. J. L. Fischer après avoir rendu clair son sentiment de profonde insatisfaction d'avec le positivisme régnant aussi bien dans la philosophie que de la science, après avoir posé d'une façon assez rhétorique la question de l'utilité de la philosophie dans le monde se trouvant de plus en plus sous la houlette des sciences et des technologies quantitatives et après avoir reconnu l'effet stimulateur des plusieurs pensées du début de siècle (Nietzsche, Bergson, James), manifeste sa révérence surtout devant la philosophie intellectualiste française. En effet, celle-ci, aussi bien que la philosophie de Henri Bergson - il l'appelle le "naturalisme" - que la philosophie de Friedrich Nietzsche et que celle de W. James, font preuve du désir de dépasser l'impuissance toujours plus manifeste du positivisme à rendre véritablement compte de ce qui était la réalité du monde et de ce qui était le sujet connaissant, c'est-à-dire l'homme confrontant ce monde à l'aide de son intellect. La question en dépit de son verbalisme rhétorique reste classique : comment le sujet connaissant arrive-t-il à connaître le monde, est-ce qu'il le constitue ou, au contraire, est-ce qu'il le trouve constitué déjà. Et si tel est le cas, est-ce que les lois naturelles, en se servant des formules mathématiques, quantificatives, nous rendent-elles compte suffisamment et véritablement de la réalité extérieure à nous?

J. L. Fischer tentait de trouver la solution de ce problème dans l'idée d'une synérgie créatrice de l'intellect et du monde ambiant en soulignant l'aspect qualitatif de toute connaissance humaine, puisse-t-elle être exprimée à l'aide d'une formalisation quantitative, mathématique. Il a qualifié sa philosophie : 1° comme le "réalisme qualitatif"pour ce qui est de l'existence objective du monde, 2° comme l' öbjectivisme fonctionnel" pour ce qui est de la solution du problème de la connaissance logique, 3° comme le "rationalisme fonctionnel" en vue du rôle joué par l'activité intellectuel individulle et collective.3 Dans son refus de positivisme plat, il se sentait porté par tout un courant de pensée éuropéenne précédent la Grande guerre, dans lequel il a donné une place importante surtout au "rationalisme français".
Si le titanisme de Nietzsche, le naturalisme de Bergson - nous y reviendrons encore - le pragmatisme de James avaient le mérite de souligner l'importance de l'expérience vécue de l'individu dans son attitude vis-à-vis du monde ambiant, s'ils ont contribué ainsi à ébranler les certitudes par trop criantes des procédés purement quantificatifs et empiriques des sciences, il reste que ce fut aux yeux de J. L. Fischer la critique qu'avait exercée le "rationalisme français" qui a contribué le plus à rendre caduques les prétendues certitudes du positivisme scientifique. C'est ainsi que J. L. Fischer a pu déclarer que "cette critique avait démontré d'une façon précise et explicite le caractère purement hypothétique et peu satisfaisant des supositions prétendument empiriques de la science en ne voyant en elles que les fictions pratiques peu susceptibles d'expliquer d'une façon rigoureuse le devenir réel. Ceci faisant, cette critique est arivée à briser le carcan rigide qui immobilisait aussi bien la philosophie que la science si longtemps". Toutefois, cette critique rationaliste "n'arrivait pas encore à nous présenter des concepts nouveaux..."4
Le représentant le plus important de ce "rationalisme français" fut aux yeux de J. L. Fischer en premier chef Émile Boutroux, suivi dans une moindre mesure par Émile Meyerson. Pourquoi Émile Boutroux? La raison en est très simple, J. L. Fischer fut impressioné par la critique portée par É. Boutroux à l'idée de la validité universelle des lois scientifiques et des mathématiques, une idée bien répandue à son époque. Boutroux a formulé en plus une distinction très rigoureuse entre le déterminisme et la nécessité tout en récusant le dualisme de l'être et de la conscience. Il est utile peut-être de rappeler cette distinction : Ïl faut bien se garder, en effet, de confondre déterminisme et nécessité : la nécessité exprime l'impossibilité qu'une chose soit autrement qu'elle n'est; le déterminisme exprime l'ensemble des conditions qui font que le phénomène doit être posé tel qu'il est, avec toutes ses manières d'être."5 Cette formule très élégante a dû frapper d'autant plus la sensibilité de J. L. Fischer qu'elle ouvrait la voie vers les champs qui lui tennaient beaucoup à coeur, vers les champs de la philosophie sociale et de la sociologie. Boutroux exige dans son ouvrage, en effet, que la sociologie accepte l'homme qu'il est, qu'elle ne procède pas par des abstractions, qu'elle ne se laisse pas berner par une quantification mathématique de données, si elle veut éviter de déformer la réalité sociale.6 Boutroux récuse aussi l'existence du dualisme de l'être et de la conscience, nous l'avons dit déjà, il le récuse dans sa forme la plus accomplie et la plus connue, à savoir dans la forme du dualisme cartésien. Or, un tel dualisme exigerait, nous dit Boutroux, ßoit que l'on suppose que l'esprit crée de la force motrice, soit que l'on admette que ce qui soi-même n'est pas mouvement peut directement déterminer un mouvement. Mais la science n'établit nullement la réalité de ce déterminisme." Et encore ceci : "L'esprit ne meut la matière, ni immédiatement, ni même médiatement. Mais il n'y a pas de matière brute, et ce qui fait l'être de la matière est en communication avec ce qui fait l'être de l'esprit."7 Le "réalisme qualitatif" et l' öbjectivisme fonctionnel" de J. L. Fischer s'y trouvait sans doute conforté. Mais, ce qui est au moins aussi important pour J. L. Fischer ou peut-être encore plus important, c'est le rôle de la volonté, de la liberté donc, dans le processus cognitif, le rôle expressément reconnu par Boutroux : "Ce que nous appelons les lois de la nature est l'ensemble des méthodes que nous avons trouvées pour adapter les choses à notre intelligence et les plier à l'accomplissement de nos volontés (...) une juste notion des lois naturelles rend (à l'homme) la possession de lui même, en même temps qu'elle l'assure que sa liberté peut être eficace et diriger les phénomènes."8
Boutroux précède ici Léon Brunschvig pour qui le progrès de l'intelligence fut identique au progrès réflechie et voulue de la conscience. J. L. Fischer ne semble pas de connaître la philosophie de Léon Brunshvicg mais la proposition de Boutroux que nous venons de citer lui a probablement inspiré une conséquence capitale pour sa propre philosophie, à savoir l'idée d'une hiérarchie fonctionnelle de l'intellect. On ne peut pas séparer la faculté de connaître en deux entités différentes, on ne peut pas prétendre à la manière de Bergson, qu'il critique d'ailleurs explicitement dans son livre, qu'il soit possible de distinguer impunément l'intuition d'un côté, de l'intellect de l'autre côté, on ne peut pas prétendre à ce que la première co-détermine l'élan vital et la force créatrice, tandis que l'autre ne serait en somme que serviteur de l'homo faber, indispensable certes, mais tout de même inférieur par rapport à l'intuition. Il est faux, selon J. L. Fischer, de penser que l'irrationalité prétendue de l'intuition la rende plus proche à la vie par rapport à l'intellect qui, rationnel, fairait preuve d'une volonté de fer de restreinde le plein de vie aux schémas désséchés puisque quantifiés, car la différence entre l'intuition et l'intellect n'est au fond que la différence de degré au sein d'une même rationalité.9
Force est de constater en guise de conclusion de notre petit texte sur le rapport de la philosophie de J.-L. Fischer à la philosophie intellectualiste française qu'il n'épuise de loin l'intérêt porté par J. L. Fischer à la philosophie française de son temps. En témoigne entre autres ce fait significatif : J. L. Fischer, tout en critiquant sevèrement la dichotomie bergsonienne de l'intuition et de l'intellect, a apprécié pourtant à juste titre le concept bergsonien de l'espace, dont l'importance on ne saurait pas surestimer.10 En témoigne aussi son analyse de la théorie de connaissance d'Émile Meyerson que nous étions obligées de laisser de côté cette fois-ci. Il est idéniable pourtant que les rapports qu'entretenaient J. L. Fischer à la philosophie intellectualiste française revèlent encore une fois que cette dernière mériterait d'être connue beaucoup plus qu'elle ne l'est pas actuellement, afin de pouvoir mieux apprécier son importance, sa signification, son influence non seulement dans un cas en somme isolé comme est celui que nous avons essayé de présenter mais dans un contexte beaucoup plus large du mouvement de la pensée éuropéenne du XXe siècle.

Místo francouzské intelektualistické filosofie ve filosofii J. L. Fischera

Autor se ve svém èlánku Místo francouzské intelektualistické filosofie ve filosofii Josefa Ludvíka Fischera snaží ukázat, že èeský filosof Josef Ludvík Fischer (1894-1973), profesor filosofie Masarykovy univerzity v Brnì a Univerzity Palackého v Olomouci, brilantní, ale ponìkud sporný uèenec, byl ve své pøedváleèné filosofii velmi ovlivnìn takzvanou francouzskou intelektualistickou filosofií. Tato skuteènost je velmi zøejmá v jedné pøedváleèné knize J. L. Fischera, Základy poznání, Praha 1931. Autor se ve svém èlánku snaží ukázat tento vliv na Fischerovì analýze dvou dùležitých konceptù, a to konceptu pøírodního zákona a konceptu svobodné vùle v podobì, jakou jim dal vynikající francouzský filosof Émile Boutroux. Fischer využil Boutrouxova pojetí pøírodního zákona a svobodné vùle pro svou kritiku pozitivistické teorie poznání a vìdy a pro svou vlastní funkcionalistickou teorii poznání a funkcionalistickou a skladebnou filosofii. Autor se snaží ukázat, že Fischerova znalost francouzské filosofie jeho doby nebyla povrchní, nýbrž hluboká.


Footnotes:

1 Horák, P. , "La désintégration du positivisme dans la pensée philosophique bourgeoise tchèque d'entre les deux guerres - Josef Ludvík Fischer" (en tchèque), Filozófia, vol. 35, 1980, N° 5, pp. 510-526. Les circonstances de la soi-disante normalisation politique des années 70 et 80 ont été responsables de la langue de bois d'une partie de titre de ce texte.

2 Fischer, J. L., Základy poznání. Praha, Melantrich 1931. L'ouvrage n'existe qu'en tchèque, à ma connaissance.

3 Fischer, J. L., o. c., p. 240.

4 Fischer, J. L., o.c., p. 24.

5 Boutroux, E., De l'idée de la loi naaturelle dans la science et la philosophie contemporaines. Cours professé à la Sorbonne en 1892-1893. Nouvelle édition, Paris, Société française d'imprimerie et de librairie 1901, p. 58

6 Boutroux, É., o. c., p. 133.

7 Boutroux, É.,o. c., pp. 142 et 143.

8 Boutroux, É., o. c., p. 143.

9 Fischer, J. L., o.c., p. 157 et p. 202.

10 Fischer, J. L., o.c., p. 157. M. Frédéric Worms, spécialiste de la philosopie de Henri Bergson, a souligné récemment l'importance du concept bergsonien de l'espace au cours d'une conférence publique à Prague, en mai 1999. L'autre fait, témoignant de l'intérêt suivi de J.-L. Fischer de la vie philosophique française d'entre les deux guerres consiste d'une note bibliographique témoignant de sa connaissance de l'ouvrage de Emmanuel Lévinas, La théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl. Paris, 1930, introduisant la phénoménologie de Husserl en France. Voir Fischer, J. L., o.c., p. 245, note 23a.


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