Milan Rastislav Štefánik comme personnage romanesque

Peter Žiak

Abstract

The study examines the picture of Milan Rastislav Štefánik in the novel General M. R. Štefánik by Mariana Čengel Solčanská. Štefánik’s image has changed over the decades and different political regimes. He is currently considered to be perhaps the most important Slovak statesman of the 20th century, but the freedom of speech and art provides writers or playwrights to portray his life from a much more realistic perspective. This is also the case of Čengel Solčanská’s novel, which is largely even provocative, especially due to the omnipresent conflict between Štefánik and Beneš (the dominant narrator). In this study, we therefore focus on the narrative perspective and point of view of Beneš. We examine the genre of historical novel as a space where the individual human destiny can be confronted with great historical events: From this point of view, the historical novel has not only aesthetic but also epistemological value.

Key words: M. R. Štefánik, novel, narration, literary character

Lorsqu’une personnalité historique entre dans la fiction

À l’occasion du centenaire de la mort tragique de Milan Rastislav Štefánik, astronome, général, diplomate et magicien-amateur, le public slovaque a prêté une attention inouïe à ce héros national, même s’il était toujours passé pour l’un des hommes d’État les plus considérables de notre histoire (l’appréciation de ses succès diplomatiques variait, bien entendu, selon le régime politique au pouvoir ; cependant, depuis la chute du communisme en 1989, sa contribution décisive à l’indépendance tchécoslovaque après la Première Guerre mondiale est généralement admise).

Alors que les systèmes totalitaires du XXᵉ siècle (le fascisme clérical pendant la Seconde Guerre mondiale ; puis le régime communiste après le coup d’État en 1948 jusqu’à la révolution de Velours) nous imposaient l’interprétation de l’histoire de manière fortement démagogique (les personnages historiques importants étaient soit glorifiés, soit réprouvés ou simplement ignorés), il semble que la situation d’aujourd’hui, malgré la persistance de la mentalité post-totalitaire, nous permet finalement de (re)créer une image de notre propre passé collectif qui comprendra autant d’ambiguïtés que de faits incontestables. Le roman Général M. R. Štefánik (Generál M. R. Štefánik, Ikar 2018) de Mariana Čengel Solčanská fait sans doute partie de cette réinterprétation historique nécessaire.

L’auteure s’est fait publiquement connaître plutôt comme réalisatrice de films sur des sujets controversables, dont un sur l’enlèvement du fils d’un président (Enlèvement, 2017) ou un autre sur l’expansion de la mafia menant à l’assassinat du journaliste d’investigation, Ján Kuciak, et de sa fiancée, Martina Kušnírová (Salaud, 2020). Néanmoins, son roman historique sur Štefánik est la preuve qu’elle maîtrise l’art de provoquer également dans la littérature. L’œuvre porte toutes les marques d’une prose biographique de bonne qualité. Étant donné que Štefánik est une personne très mythifiée et que sa mort tragique (l’écrasement de son avion au moment de l’atterrissage) reste jusqu’à nos jours énigmatique, le sujet lui-même provoque beaucoup de théories conspirationnistes. Čengel Solčanská a donc su tirer profit d’une histoire qui attire l’intérêt du large public en Slovaquie. En effet, on peut constater qu’elle a réussi à y intégrer exactement ces éléments de la vie de Štefánik qui auraient pu réellement susciter des situations conflictuelles, voire controversées dans sa carrière politique aussi bien que dans sa vie privée. Une telle narration reste, bien sûr, toujours au niveau hypothétique, ce qui néanmoins ne nous empêche pas d’y chercher des parallèles avec l’histoire, d’autant plus que l’auteure a utilisé un grand répertoire d’événements historiques.

La haute densité référentielle compte parmi les méthodes habituelles des romans historiques et biographiques afin que l’histoire soit plus vraisemblable et le sujet historique plus reconnaissable. En outre, la fonction même du roman historique/biographique (celle qui, à côté de la fonction esthétique, nous renseigne sur l’histoire) exige la création d’un monde fictionnel facilement localisable dans une réalité spatio-temporelle concrète. Čengel Solčanská a rempli sa fiction de faits historiques qui créent un axe chronologique autour duquel sont rassemblés les événements, les motifs littéraires, l’intrigue en général. Dans son roman, on peut identifier un certain nombre d’événements notoires de l’histoire européenne : la Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique, le naufrage de Titanic ou l’attentat de Sarajevo. Cela permet au lecteur de situer la vie de Štefánik dans un contexte social et historique plus spécifié. À côté de l’Histoire (de la grande histoire), il y a de petits événements qui peuvent, sans que cela soit vraiment le cas, être réels. Bien que ces épisodes de la vie de Štefánik puissent être considérés „ seulement » comme probables ou hypothétiques, leur importance sémantique aussi bien qu’esthétique n’est pas du tout inférieure. Au contraire, la possibilité de mettre en relation l’histoire collective (et donc impersonnelle) avec le destin concret – la possibilité de remettre l’histoire à ses éléments palpables, pour ainsi dire – est l’une des plus grandes facultés de la fiction biographique. De nombreux dialogues et des monologues intérieurs qui font partie de l’invention de l’auteure contribuent eux aussi à cet effet d’“ humanisation » de l’Histoire. D’un autre côté, si on considère le personnage littéraire comme modèle de l’existence humaine (au moins un modèle partiel et réduit), l’entremêlement des événements historiques et de l’histoire individuelle du personnage peut nous permettre de mieux comprendre comment et dans quelle mesure l’histoire détermine les possibilités et les opinions de l’individu. En effet, en lisant le roman Général, nous devons réfléchir à des sujets historiques du XXᵉ siècle du point de vue d’individus concrets ayant leurs problèmes personnels, leurs propres motivations ou passions.

La focalisation critique de la narration

Dans le roman Général, le conflit interpersonnel est au centre de la narration même parce que le narrateur est pour la plupart du temps l’ancien président de la Tchécoslovaquie, Edvard Beneš, qui n’a, à vrai dire, jamais été grand admirateur de Štefánik ; on peut même dire qu’il se voyait à bien des égards plutôt comme son adversaire. Ce que le roman nous indique plusieurs fois, c’est qu’il était jaloux du succès de Štefánik dans les milieux mondains, de sa nature audacieuse et aventureuse (lui-même étant plutôt réservé et peu charismatique). La rivalité entre les deux hommes a engendré de nombreuses situations conflictuelles. Une rivalité qui s’était développée dès leurs études universitaires (l’une des causes possibles de leur rancune mutuelle aurait pu être le désir d’être dans les bonnes grâces de leur professeur et futur premier président tchécoslovaque, Tomáš Garrigue Masaryk).

Dans le roman, il apparaît un motif important qui évoque le sujet cité plus haut ; il s’agit du motif du gros manteau que Masaryk a donné lors d’une nuit d’hiver à Štefánik, alors jeune et pauvre étudiant d’astronomie à Prague. En fait, ce motif apparaît déjà sur la couverture du livre (sur la photographie du général), ce qui peut être considéré comme un certain indice pour le lecteur parce qu’il fait allusion au caractère du personnage principal. Pour être plus précis, il symbolise non seulement la faveur du professeur Masaryk à l’égard du jeune étudiant, mais aussi la fragilité physique et la pauvreté matérielle perpétuelle de Štefánik (qui a persisté toute sa vie). Malgré ce petit témoignage de générosité, Masaryk était, en ce qui concerne les affaires politiques et diplomatiques, toujours plus proche de Beneš, son disciple et compatriote.

L’antipathie entre Beneš et Štefánik est renforcée par l’accentuation des différences de leurs caractères et de leurs modes de vie. Štefánik était aventurier (ce qui est bien documenté, par exemple, dans Kšiňan 2019 ; voyez aussi Kováč 1996 ; Čaplovič – Ferenčuhová – Stanová 2010), Il savait enchanter la société dans laquelle il est apparu – que ce soient la compagnie estudiantine, la haute société des salons ou les boudoirs de ses maîtresses. Même s’il n’était pas beau, il savait très bien compenser cette imperfection physique par son charme, ses propos, voire par son domaine d’étude (l’astronomie donnait l’impression d’une discipline mystérieuse et peu pratique à la fois). Il faut ajouter à tout cela ses souvenirs de voyages autour du monde et sa prédilection pour des petits tours de magie. C’est probablement grâce à sa nature d’esprit que ce jeune explorateur a compris, mieux que Beneš, que la diplomatie ne se fait pas primordialement lors des négociations officielles, mais plutôt dans les couloirs, les dîners et souvent même dans les lits des femmes ou épouses puissantes. Beneš préférait, par contre, le style très officiel et, à cause de sa nature puritaine et sévère, se méfiait des stratégies diplomatiques de son adversaire.

Puisque le narrateur dominant (car plusieurs narrateurs apparaissent occasionnellement) est justement Beneš, la description de Šefánik et de sa vie est largement marquée par son point de vue critique et envieux. Beneš raconte l’histoire de Štefánik littéralement sur son lit de mort. Il est vieux, épuisé, déçu du développement politique de son pays. Il a été témoin de changements politiques majeurs dans son pays : après la période démocratique a eu lieu la Conférence de Munich en 1938, ensuite le protectorat sous la direction de Heydrich et finalement le coup d’État communiste en 1948. Beneš ne réussit pas à maintenir la démocratie et l’humanisme ; héritage de son maître à penser, Masaryk. Il s’inscrit dans l’histoire comme un président faible, alors que Štefánik, mort prématurément, est devenu une légende. Au début du roman, on décrit une scène où le vieux Beneš regarde une pièce de théâtre consacrée à Štefánik:

„ Mon meilleur ami, mon meilleur ennemi. Je ne me débarrasserai jamais de lui. Ils me font voir cette pièce, ce drame sur le grand Štefánik, pour me torturer – moi, un président impuissant, un président détesté, un président lâche. […] Je suis obligé de regarder cette pièce, parce qu’ils croient que je l’ai fait tuer » (Čengel Solčanská, 2019, p. 9).

Beneš fait référence à une théorie conspirationniste très populaire en Slovaquie racontant que c’était lui qui avait fait abattre son avion.

Comme déjà indiqué, le point de vue de Beneš enrichit la narration par une perspective critique et éloignée. Il perçoit Štefánik comme un homme qui a ses fautes, ses obsessions, mais d’un autre côté la plus grande préoccupation de celui-ci était de gagner l’autonomie de la Tchécoslovaquie, ce qui obligeait ces deux adversaires à collaborer malgré leurs conflits. Louise Weiss, journaliste, féministe et femme politique française célèbre, l’une des maîtresses de Štefánik, a écrit sur ces deux hommes :

„ Jamais deux hommes combattant pour le même idéal, avec la même ténacité et le même esprit de sacrifice ne s’opposèrent plus haineusement. Milan était l’intuition même, Edvard l’administration en personne. Milan cristallisait en quelques mots la synthèse des conjonctures, Edvard analysait celles-ci à perte de vue. (...) Milan se révélait un conquérant, Edvard un organisateur. Mais Milan voulait organiser et Edvard conquérir et chacun entendait régner en maître. J’essayais de les rapprocher. En vain »

(Weiss, In : Kšiňan 2019).

L’extrait cité ci-dessus illustre de manière précise combien était difficile et conflictuelle la relation entre ces deux hommes d’État et deux caractères différents à la fois. Cette relation a sans doute mis en marche une coopération très dialectique et très improvisée. Elle est d’autant plus intéressante que cela concernait des affaires politiques très importantes pour le peuple tchécoslovaque ; notamment les négociations sur la fondation de la République tchécoslovaque après la fin de la guerre. Dans le roman se trouve encore une autre scène qui se déroule en Italie, pendant une soirée rassemblant la noblesse sociale et politique. Štefánik arrive avec Beneš afin d’exposer leur affaire aux élites politiques. Lors de la soirée, Beneš observe avec fascination la spontanéité naturelle de Štefánik:

„ Milan fit quelques allusions à son uniforme, son séjour à l’hôpital, ses relations amicales avec le Premier ministre français. J’ai vu de mes propres yeux son talent absolu à faire de la diplomatie. Je vous assure qu’il serait impossible de l’apprendre, de l’imiter, il n’existe aucun manuel pour cela. J’avais beau regarder tout ce théâtre depuis le premier rang, je ne pouvais comprendre qu’un instant plus tard Primoli présenterait ce fils de pasteur de Košariská (son village natal) au baron Sonnino, le ministre des Affaires étrangères » (op. cit., p. 242).

Le contraste entre Beneš et Štefánik est d’autant plus remarquable que le narrateur est, au moment de la narration, déjà un vieillard ; il est presque immobile, attend la mort dans sa chambre et raconte durant ce temps l’histoire d’un autre homme qui représente son antipode et qui n’éprouvera jamais le mal de la vieillesse. Il se souvient de l’homme qui a voyagé toute sa vie, qui a séduit des femmes (en faisant en même temps des progrès dans la diplomatie). D’ailleurs, beaucoup de témoignages historiques indiquent que ce n’était pas la beauté physique qui attirait les femmes, mais plutôt son charme, ses goûts artistiques, son zèle, son impulsivité, ses histoires (parfois exagérées) d’aventures de voyage. Il a appris à employer différentes tactiques pour séduire ou convaincre ses interlocuteurs. Les motivations n’étaient pas toujours sexuelles, il avait souvent besoin d’argent, de travail, de contacts, etc.

Un homme qui cherchait son propre mode de vivre

Štefánik oscillait entre une vie engagée, active, mondaine et une vie simple, calme et familiale. À Tahiti, il a eu l’occasion de découvrir l’existence d’une vie simple et pourtant merveilleuse. Néanmoins, l’importance de la fondation de l’État tchécoslovaque ne lui a pas permis de se reposer jusqu’à sa mort.

„ Il a trouvé un monde qu’il ne connaissait auparavant que par les livres et dont l’existence réelle lui paraissait improbable. Il a trouvé l’île de l’amour, l’île du cœur. Il a vu des corps féminins presque nus – brillants de lait de coco, des seins avec des mamelons bruns dansant dans un rythme souple, de larges et chaudes hanches qui l’invitaient à fondre de plaisir » (op. cit., p. 163).

„ Il s’est rendu compte que la vie peut être tout à fait simple, absolument pure, que le corps n’est pas coupable et qu’il peut nous être agréable » (op. cit., p. 167).

Čengel Solčanská consacre bien des passages de son roman aux affaires politiques, mais pour un lecteur ne disposant pas des connaissances historiques, il peut être un peu difficile de suivre tout le contexte de l’époque en question. En ce sens, ce roman ne fonctionne pas comme une encyclopédie historique. De plus, il faut mettre l’accent sur la perspective de Beneš qui raconte la plupart de l’histoire et qui y introduit sa propre vision politique, souvent en opposition avec celle de Štefánik.

Pour mieux comprendre les opinions politiques et morales du héros, il faut tenir compte de l’origine familiale et confessionnelle de Štefánik. Aussi l’auteure n’oublie-t-elle pas d’intégrer dans le récit même ces circonstances. Štefánik venait d’une famille qui appartenait à l’intelligentsia protestante (son père était pasteur). Cette lignée intellectuelle et confessionnelle a une importance essentielle dans notre histoire – d’autant plus que le groupe autour de Ľudovít Štúr, révolutionnaire romantique du XIXe siècle et codificateur de la langue slovaque, avait également appartenu à cette confession. À l’époque de Štefánik, on se battait toujours contre l’oppression hongroise et autrichienne dans l’Empire austro-hongrois. Comme il venait d’une famille nombreuse et pauvre à la fois, il avait toujours des problèmes financiers ce qui l’obligeait à chercher des mécènes. Pendant ces études universitaires à Prague, il fréquentait le club Detvan, une collectivité d’étudiants slovaques. Il était obligé d’économiser le plus possible et de rechercher la bienveillance des élites intellectuelles plus fortunées.

Au moment où l’idée de Tchécoslovaquie paraissait vraisemblable, Štefánik commence à employer le capital social qu’il avait acquis. Ayant obtenu le grade de général de brigade, il commence à organiser l’armée tchécoslovaque – l’armée d’un pays qui, du point de vue juridique, n’existe pas encore. Le but diplomatique de ce pas audacieux était de persuader les pays futurs vainqueurs que le peuple tchécoslovaque existait en tant qu’unité nationale et qui se rallierait à la plupart des nations qui dirigeraient bientôt les négociations de paix.

Malgré son esprit progressiste, il était plutôt conservateur sur plusieurs questions politiques, au moins plus conservateur que Beneš ou Masaryk. Il n’a pas soutenu, par exemple, le suffrage universel (le droit de vote pour les femmes) et voulait constituer la Tchécoslovaquie comme une monarchie et non pas comme une république, au contraire de Beneš et Masaryk. Ses opinions, qui peuvent aujourd’hui nous sembler réactionnaires, doivent être comprises par rapport au contexte de son époque et de son origine – là, le roman de Čengel Solčanská développe à son tour le contexte suffisant pour comprendre plusieurs sources de cette détermination.

Dans d’autres domaines, il était, par contre, très progressiste. Quant à la religion, en dépit du fait que son père était pasteur, il a renoncé à toutes les vérités dogmatiques. Homme de science, il a perdu tôt la foi chrétienne et a rompu avec son père. Il s’est mis à la recherche d’un sens de vie vie qui serait authentique, c’est-à-dire fondée par lui-même:

„ Ma vie est turbulente, je vis pour me battre. Je partagerais mon bonheur, mais si je tombe, je veux tomber seul… Je cherche la réponse au sens de mon existence – qui suis-je, où suis-je et pourquoi ? » (op. cit., p. 67).

Néanmoins, il s’est rendu compte que sa vie turbulente n’était pas compatible avec le mode de vie de ses parents ou avec la vie familiale en général. Čengel Solčanská n’oublie pas d’indiquer ce conflit. Dans le passage où Štefánik retourne à la maison de ses parents, à l’occasion de l’enterrement de son père, sa mère lui reproche de mener une vie hors du commun :

„ Je t’emmène avec moi, viens. Je te montrerai le monde entier : Paris, les Alpes, l’Afrique. Viens, maman, il lui a parlé gentiment, avec conviction, même s’il savait qu’elle resterait dans cette maison à jamais. Je t’emmène avec moi, veux-tu ? »

„ Reste ici, Milan. On va te marier, tu auras des enfants. Elle se penche vers lui et caresse doucement son visage. Tu t’affliges. »

(...)

„ Est-ce qu’il a pensé à moi ? »

La mère a pris du tiroir une carte pliée : „ Regarde, il faisait des marques. Paris, La Suisse, Prague, L’Équateur, Tahiti, Samarcande, Tadjikistan. Dès que nous recevions une carte postale, il faisait une marque » (op. cit., p. 179).

Dans les dernières phrases, ils parlent, bien sûr, de son père. La relation père-fils provoque plusieurs conflits, notamment à cause de l’enthousiasme du fils pour les sciences exactes, mais également à cause de son mode de vie nomade et aventureux. Malgré tout, son père gardait de l’admiration pour le fils, et vice versa. Cependant, l’orgueil masculin les a empêchés de se réconcilier. Du point de vue esthétique, des situations comme celles-ci produisent un certain effet de réel et humanisent le héros si mythifié dans la réalité.

Par comparaison avec l’image mythique, l’auteure désigne Štefánik comme un individu plein de contradictions et de problèmes personnels (dont la santé ébranlée compte parmi les plus graves). Čengel Solčanská a contribué de cette façon à une connaissance plus complexe de Štefánik. La juxtaposition de sa vie privée et de sa carrière professionnelle (politique, diplomatique, scientifique) nous permet même de mieux comprendre les mécanismes de sélection idéologique dans le discours historique et identitaire en Slovaquie. L’image de Štefánik chez Čengel Solčanská tente d’éviter l’idéologisation et la romantisation, ce qui lui permet en même temps de provoquer différents milieux politiques ou religieux en Slovaquie. Une provocation n’a pas toujours à être utile, mais elle peut quelquefois servir à la correction de notre image historique, au moins à engendrer une discussion – et ce, d’autant plus quand on remet en cause des sujets toujours vivants, voire sensibles. C’est sans doute le cas du roman en question.

Par exemple, à la fin du roman apparaît Josef Tiso, président de l’État slovaque qui, lors de la guerre, a collaboré avec Hitler. Il parle avec Beneš du message de Štefánik à sa nation. Une telle rencontre est, bien entendu, purement imaginaire, puisque Tiso à été exécuté en 1947, avant la situation décrite. De plus, c’était justement Beneš qui avait approuvé son exécution. L’auteure adresse ainsi la parole à ses contemporains, plutôt avec précaution que de manière explicite. La menace du retour de partis politiques extrémistes est aujourd’hui beaucoup plus vivante que lors des décennies précédentes. La situation d’aujourd’hui nous rappelle de nouveau l’importance des romans historiques qui décrivent, peut-être mieux que les manuels scolaires, la genèse d’une pensée, soit individuelle, soit collective, et des conséquences de différentes décisions.

La narration sur Štefánik peut donc fonctionner comme un laboratoire où se rencontrent et se confrontent différentes visions de notre avenir et différentes orientations politiques et culturelles. Štefánik lui-même était une personne contradictoire en ce qui concerne ses opinions politiques. Il était patriote, mais également cosmopolite – une personne qui n’est pas facilement classable, malgré l’existence de son image mythologique fortement idéalisée. La fin du roman veut évoquer, par l’intermédiaire du narrateur, cette ambiguïté et incompréhensibilité qui concerne, au bout du compte, chaque être humain :

«L’avion faisait une large courbe dans le ciel. Soudain, il est monté et a accéléré pour faire une autre courbe. Que s’était-il réellement passé ? Qu’aurait-il pu se passer ? Tout aurait pu se produire. Mais parmi toutes les possibilités, probables ou improbables, une seule m’intéresse vraiment : que l’histoire de Milan est terminée. Il n’y a rien à dire davantage» (op. cit., p. 345).

Comment lire la fiction biographique ?

Reconstruire l’histoire à l’aide du roman exige une distinction claire entre l’histoire empirique et la fiction encadrée par les faits et les propositions impliqués dans le texte. Il s’ensuit que le monde fictionnel ne se réfère pas à la réalité de notre monde, mais à la réalité constituée pendant la lecture même. L’univers fictionnel dispose donc d’une certaine autonomie ontologique (voyez Eco 2010, p. 162 ; Ronenová 2006, p. 114). Dans le cas du roman biographique où l’auteur s’efforce d’être fidèle à son modèle, il existe une correspondance naturelle entre des faits historiques et des faits de fiction. Là aussi, le cadre de référence reste fictif, à ceci près que des affinités entre la fiction et l’histoire seront plus fortes.

Néanmoins, si nous voulons, en tant que lecteurs, profiter le plus possible de la fiction biographique, il nous faut suivre non pas la logique de la réalité (en tant qu’elle a eu lieu), mais plutôt la logique du récit qui rend possible la confrontation, ou comparaison, de deux univers. Cette possibilité nous permet de construire un nouvel univers, une histoire alternative, et d’employer les structures discursives et idéologiques présentes dans le texte à l’interprétation d’événements et de problèmes de l’histoire réelle. Il est naturellement impossible de reconstruire une pensée concrète (c’est pourquoi l’imagination d’écrivain s’impose pour la remplacer), mais le lecteur d’une fiction biographique pourvue d’éléments fictifs peut cependant y identifier des systèmes de valeurs ainsi que différents modèles de comportement lui permettant de réfléchir sur la société et sur sa propre vie en général. Au lieu de s’inquiéter d’apprendre des inexactitudes en lisant une fiction biographique, il faut reconnaître les inventions de l’auteur, les distinguer des faits exacts et les intégrer dans la réflexion historique générale afin de l’humaniser et de la pourvoir d’un sens plus personnel, même si un tel projet n’est qu’imaginaire.

E. M. Forster, dans son livre Aspects of the Novel (2005, p. 54) explique qu’au moment où on se met à analyser le personnage littéraire, la réflexion devient naturellement axiologique. Puisque le personnage se trouve généralement dans des situations problématiques où il est obligé de prendre des décisions, la question des valeurs fait toujours partie du problème examiné. La situation du „ héros problématique » (le terme de Lukács qui désigne le personnage romanesque moderne) est d’autant plus frappante que l’homme moderne se définit comme homme historique ; c’est-à-dire qu’il se situe dans un moment spatio-temporel concret. N’est-ce pas le cas même de Štefánik dont la vie est pour les Slovaques avant tout un sujet historique national ?

PhDr. Peter Žiak, PhD., je estetik a literárny teoretik. Pôsobil na Ústave literárnej a umeleckej komunikácie a neskôr na Katedre translatológie Filozofickej fakulty Univerzity Konštantína Filozofa v Nitre, kde sa venoval estetickej teórii, teórii románu a dejinám francúzskej literatúry. V súčasnosti pôsobí ako učiteľ francúzskeho jazyka a dejín umenia na Gymnáziu Sv. Uršule v Bratislave.

Kontakt: peter.ziak@ursula.sk

Bibliographie

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ECO, U. Lector in fabula: Role čtenáře aneb Interpretační kooperace v narativních textech. Praha: Academia, 2010.

FORSTER, E. M. Aspects of the Novel. London: Penguin Books, 2005.

KOVÁČ, D. Milan Rastislav Štefánik. Budmerice: RAK, 1996.

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LUKÁCS, G. La théorie du roman. Paris: Denoël, 2012.

RONENOVÁ, R. Možné světy v teorii literatury. Brno: Host, 2006.


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